MARSEILLE, CAPITALE MONDIALE DU CINEMA GUERILLA ?

Depuis cinq ans, longs métrages autoproduits et web séries marseillaises redéfinissent la cartographie d’un cinéma indépendant alternatif. Les films DIY tournés à Marseille mettent en avant des histoires de quartiers invisibilisés. Impasse underground ou Cheval de Troie?

A l’aube des années 2010, une Nouvelle Vague de films guérillas, « tournés à l’arrache », avait vu le jour de l’autre côté du périphérique parisien avec grand talent : « Donoma » de Djinn Carrénard (2010), « African Gangster » (2010), « Sans pudeur, ni morale » (2011) de Jean Pascal Zadi, « Rue des Cités » d’Hakim Zouhani et Carine May (2011), « Vole come un papillon » de Jérôme Maldhé (2012), « Rengaine » de Rachid Djaidani (2012), « Brooklyn » de Pascal Tessaud (2014), « Karma » de Dosseh (2014), « Star » de Marc Aurèle Vecchione (2016) ont ouvert une brèche dans le cinéma français sclérosé par l’entre soi et ont bousculé les règles.

STAR de Marc Aurèle Vecchione (Résistance films)

Cinéma de la débrouille, underground, Cinéma street, Hors Système et libre, ce phénomène culturel banlieusard, à la base, s’inscrivait dans une revendication territoriale proche de leurs aînés Malik Chibane « Hexagone » (94), Jean-François Richet et Patrick Dell’Isola « Etat des Lieux » (95), Youcef Hamidi « Malik le Maudit » (96), Djamel Ouahab « Cour interdite » (98), les frères Olivares « En attendant la neige » (98) et plus tard Rabah Aimeur Zaimeche

 « Wesh Wesh » (2001).  

Force est de constater que cette méthode underground de faire ses premières armes n’a pas été vraiment suivie par la suite en région parisienne. Comme si les murs lézardés de l’industrie par ces auteurs autodidactes avaient été renforcés et les brèches colmatées derrière leur passage éclair.

Si certains d’entre eux ont réussi à produire par la suite leur deuxième long métrage dans le marché comme Carrénard « Faire l’Amour », Zouhani & May « La Cour des miracles », JP Zadi césarisé pour « Tout simplement noir » et Djaïdani « Tour de France », peu de films guérillas ont été réalisés à la suite de cette deuxième vague. Comme si les jeunes cinéastes urbains voulaient éviter de se mettre dans la même mouise financière et cherchaient à tout prix à rentrer dans les rangs en cherchant les financements adéquats pour payer leur équipe. Louable démarche.

Le cinéma français guérilla est-il mort ?

Dans le sillage des maîtres John Cassavetes et Melvin Van Peebles, Le Do it Yourself si cher au cinéma indépendant américain a permis à une génération impressionnante d’émerger : de Spike Lee « Nola Darling », Kevin Smith « Clerks », Jim Jarmusch « Permanent vacation », Gus Van Sant « Mala noche », Roberto Rodriguez « El Mariachi », Darren Aronovsky « Pi » aux frères Safdie « Lenny and the kids », les frères Russo « Pieces » et Greta Gurwig« Nights and week ends », tous ont commencé en guérilla avant de faire carrière au cœur de l’industrie. Cet état d’esprit indépendant perdure toujours aujourd’hui dans des festivals remarqués tels que Sundance, Slamdance, Urban World, SXSW, avec des cinéastes exigeants tels que Qasim Basir « Mooz-lum », Sean Baker « Tangerine », Andrew Patterson « Vast of the night » etc.

MOOZ-LUM de Qasim Basir et TANGERINE de Sean Baker

A la même époque, cinq films marseillais  (et alentours) « Plan B » de Kamel Saleh (2010) (qui avait co-réalisé « Comme un aimant » avec Akhenaton), « Aouine » d’Adam Pianko et Daniel Saïd (2016), « Caïd »  (2017) d’Ange Basterga et Nicolas Lopez, « Le crime des anges » de Bania Medjbar (2018) ont su renouveler la vague dans la région de Guédiguian. Même urgence de dire, même revendication territoriale dans une plongée au Panier, à la Savine, à Martigues ou à la Busserine dans des histoires intimes qui mettent en valeur des acteurs du cru.

AOUINE d’Adam Pianko et Daniel Saïd

Une troisième vague est là

Ces dernières années, c’est encore du côté de Marseille que le mouvement DIY (Do It Yourself) reprend le flambeau, avec une flopée de tournages guérilla les plus singuliers. Portés par la création musicale de la ville, qui n’a pas attendu les sirènes de la capitale pour s’exprimer en totale indépendance, les films marseillais n’entrent pas dans le circuit de distribution traditionnel.

La circulation sur le net, en festivals ou en DVD permettent de voir émerger une renaissance guérilla dans le Sud. La reconnaissance médiatique arrive avec la comédienne marseillaise césarisée Hafsia Herzi qui réalise à la surprise générale son premier long métrage « Tu mérites un amour » (2019) sans financement, très remarqué à Cannes à la Semaine de la Critique, ce qui lui permettra de financer le très beau film « Bonne mère » deux ans plus tard.

« Tu mérites un amour » de Hafsia Herzi

Dans un tout autre registre, l’année dernière est sorti en DVD le film « Sans Peur », multi primé en festivals, d’Emmanuel Saez qui sort l’artillerie lourde et le SFX pour renouer avec le cinéma de genre si cher à un héro guérilla Roberto Rodriguez qui avait fait avec trois dollars un long emblématique « El Mariachi ».

Films de genre violents assumés qui s’amusent à jouer avec les archétypes de la pègre marseillaise, ces films de Série B assument une maîtrise technique et des effets spéciaux professionnels.

SANS PEUR d’Emmanuel Saez et MON MILIEU de Milo Chiarini

Une génération hétéroclite de jeunes cinéastes émerge : La comédienne Sabrina Nouchi a fondé une école de jeu « la Fabrique de l’acteur » à Marseille et enchaîne les tournages DIY « le bruit des talons » (2012), « Juste Sam » (2015), « Push it to the limit » (2014), elle coréalise avec Milo Chiarini « En ground and pound » (2016) puis « Juste une mise au point » (2020) distribué au cinéma Saint André des Arts à Paris. Chiarini, ex-flic devenu comédien, vient de réaliser en solo « Mon milieu » actuellement sélectionné dans des festivals.

D’autres inconnus se lancent dans la réalisation, ainsi Sabry Jarod, comédien, réalise en 2022 un long métrage autoproduit « Dernière danse » produit par South films, acheté début Octobre par Amazone Prime.

Il avait déjà coréalisé avec Alexandre Laugier en 2019 une comédie “Battle Bordel” avec Bengous et Dylan Robert (acteur césarisé de “Shéhérazade”). Laugier ayant réalisé tout seul « Amour-eux » en 2019

Une autre autodidacte Tithia Marquez réalise son premier long métrage avec l’acteur Moussa Maaskri « Mon fils Malik » (2021) qui sillonne les festivals indépendants. De même, Nicolas Lugli réalise un premier long d’horreur « Smile » toujours avec Moussa Maaskri, le comédien marseillais qui soutient le plus cette troisième vague guérilla. Quant à Kamel Saleh, il reprend du service avec son 3ème long guérilla « Rapsodie » comédie musicale hip hop avec la rappeuse M.A Donn qui avait joué dans le film de Carrénard « Faire l’amour ».

Lassés de se faire invisibiliser par les sociétés de production parisiennes et les institutions sceptiques, les cinéastes marseillais décident de créer, produire et d’agir et de fabriquer des films street personnels, loin des diktats culturels. L’utilisation de la technologie numérique 4K, la possibilité de faire une post-production home made permettent à ces films tournés sans financement de rivaliser techniquement avec les productions professionnelles en s’appuyant sur un vivier de techniciens et de comédiens sudistes.

Une quinzaine de longs métrages autoproduits voient le jour depuis cinq ans à Marseille, sans la moindre médiatisation nationale de la presse spécialisée. Alors que Paris a rendu les armes et qu’aucun film majeur guérilla n’a émergé depuis les années fastes, le réveil des marseillais n’a toujours pas été remarqué par le cinéma mainstream et les médias. Mépris de classe ou vision élitiste du cinéma centralisé? L’industrie du rap avait eu tort de sous-estimer la production marseillaise qui, avec le carton de « Bande organisée », a rendu la ville d’IAM définitivement incontournable sur l’échiquier de la production hexagonale. Alors que des productions ultra financées et marketées, des séries « Marseille » (Netflix), « Validé 2 » (Canal Plus) à « Bac Nord », « Bronx » (Amazon), exploitent le filon de la ville phocéenne et ses réseaux de drogues ultra-violents, il est passionnant de voir émerger des productions locales, « sans demander l’autorisation » comme le suggère le cinéaste oscarisé Steven Soderbergh « Che », « Trafic » qui a tourné ses quatre derniers longs métrages avec un Iphone.

Et ce n’est que le début de la vague.

Steven Soderbergh tourne avec un Iphone « High Flying bird »

M.A.R.S Capitale de la Web série Street

La web série “les Déguns”  crée en 2013 en autoproduction par Nordine Salhi, Karim Jebli (et réalisé notamment par Alexandre Laugier) est d’abord diffusée sur youtube, 4 saisons de 10 épisodes vont atteindre 190 millions de vues !

Y apparaissent au fil du buzz des guests tels que Soprano, Moussa Maaskri, JUL, l’Algerino, Sofiane, Remy Cabella, Soolking, Camille Lellouche, Pascal Légitimus, des personnages de téléréalités, fierté marseillaise, incarnée par Stéphanie Durant ou Anais Camizuli. La web série phénomène sera finalement diffusée sur Canal + et TFX ! Une vraie success story qui va propulser les deux acolytes de la Cité de la Sauvagère aux portes du cinéma puisque derrière ce succès fulgurant, les deux comiques vont tourner deux longs métrages “Les Déguns” (2018) et “les Déguns 2” (2023) réalisés par Cyril Droux et Claude Zidi Jr. A la surprise générale, les deux volets atteignent chacun les 500 000 entrées en salles. Produits notamment par Hyper Fokal et Darka movies de Cyril Hanouna.

Les médias nationaux s’en emparent avec dédain : Konbini déclare « On a du mal à comprendre comment le film a pu être produit tant il est lourd et vulgaire, digne d’une parodie accentuée par l’apparition d’Hanouna en invité d’honneur. Mais il en faut pour tous les goûts ! ».

La recette des Déguns va donner des idées à d’autres talents phocéens, ainsi la web série « les SEGPA » écrite par les frères Ichem et Hakim Bougheraba et réalisé par Ichem Bougheraba et Sylvain Bei. Sortie en 2015, elle va également cartonner sur 3 saisons, la première saison atteint 33 millions de vues sur Youtube, la deuxième 44 millions et la dernière 157 millions. Même ascension que les Déguns. Même explosion des compteurs que les rappeurs stars.

Le film « les Segpa » (2022) est réalisé par Ali Bougheraba et Hakim Bougheraba et coproduit par Hanouna et va atteindre les 730 000 entrées malgré le rejet massif de la critique française et va donner lieu bientôt à une suite « Les Segpa font du ski». La web série guérilla est donc le cheval de Troie pour parvenir à triompher au cinéma en faisant monter le buzz au fil des saisons. En atteignant directement une fan base sur le net, on évite de se percuter au plafond de verre de la critique qui fait la pluie et le beau temps sur la fréquentation en salles. C’est une nouvelle stratégie pour entrer dans le château, le cinéma d’auteur étant devenu un donjon quasi inaccessible pour les banlieusards, jugés trop vulgaires, incultes et sans complexité. Le public massif au contraire valide leur audace et leur insoumission à la bienséance.

Télérama déclare : « Sans surprise, le long métrage coproduit par Cyril Hanouna et qui vient de sortir en salles est consternant de bêtise. Il stigmatise les élèves en difficulté des classes des sections d’enseignement général et professionnel ».

Les web séries marseillaises comiques touchent un public populaire national et peuvent convaincre l’industrie du cinéma d’adapter ces web séries DIY au cinéma avec des moyens plus conséquents.

Des productions plus dramatiques vont émerger également en autoproduction. Le rappeur Soso Maness propose sa web série de quatre épisodes produite par Beat Bounce (réalisés par les jeunes clipeurs Julio Ibarra et Katim Saïdi), pour le lancement de ses albums : « le vent tourne » (2019), « le sang appelle le sang » (2020), « avec le temps » (2021), « Crépuscule » (2022), + 25 millions de vues sur youtube.

A noter que les réals de clip Julio Ibarra et Katim Saïbi ont crée leur structure de production Drive by et ont tourné dans les quartiers Nord deux longs métrages guérilla “Enfants du soleil” en 2019 et “Microbe” en 2023 en post production.

Soso Maness

La démocratisation du cinéma et surtout sa diffusion massive sur Youtube va donner des idées à d’autres projets marseillais. Imaginée en prison, “Marsiglia” (2018) web série dramatique de Marcantonio Vinciguerra et Anthony Lopez (2 saisons de 6 épisodes) touche près de 5 millions de vues. Un pilote de long métrage est déjà tourné.

“Sous écrous (2020) imaginée par Ichem Boogy et Arriles Amrani produit par Hyper Fokal, les acolytes des Segpa proposent une plongée carcérale comique et ont déjà été sollicités pour adapter leur web série en long métrage.

Marseille est devenue en moins de dix ans la capitale mondiale du cinéma guérilla.

D’autres web séries émergent de la Cité phocéenne :“Deter” de Kamel Manoff (2021), “Kamar O” de Aroun Billal (2021), “Cappuccino” d’Alexandre Laugier en 2021 produit par 13ème Art et South films, “La dernière année” de Nawir Haoussi Jones (2021) produit par Yes We Cannes et Filmo2. Cinq épisodes qui questionnent la politique fiction. Soit une bonne dizaine de web series impactantes faites par des auteurs et réalisateurs marseillais. Grosse tchatche, embrouilles armées, amitiés et joie de vivre donnent à Marseille de nouvelles couleurs et façonnent une production indépendante riche et variée. Le cinéma guérilla est le prolongement du rap indépendant, sa continuité visuelle dans une liberté totale. Courts métrages, web séries, longs métrages produits à la marge et loin des codes de la capitale amènent des nouveaux visages, des nouvelles histoires.

Les réalisateurs et auteurs marseillais sont pour la plupart autodidactes et se sont formés sur le tas avec des clips, des webs séries et courts métrages fauchés. L’arrivée de l’école de cinéma gratuite et publique Cinéfabrique dont la première promo marseillaise a été encadrée par le réalisateur Nawir Haoussi Jones va apporter au fil des années des compétences techniques à des élèves sans diplôme.

Ce que cherche à transmettre également l’Académie Moovida, branche cinéma de l’association Ph’art et Balises, portée par sa nouvelle directrice Yasmina Er Rafass qui, depuis trois ans, propose des formations d’acteurs (théâtre et cinéma) à de nombreux jeunes des quartiers populaires marseillais et des ateliers d’écriture collective qui ont debouché sur trois courts métrages de fiction encadrés par les cinéastes de long métrage (Pascal Tessaud “Brooklyn”, Etienne Constantinesco “Dernier Soleil” et Didier Daarwin “Mastemah” ):

Les courts métrages produits par l’association Ph’art et Balises développés dans ces ateliers d’écriture ont donné “Merlich Merlich” réalisé par Hannil Ghilas (2021) Grand Prix à l’Urban Film Festival de Paris, “le Trésor” réalisé par Kahina Benakli (2022) et “Incredible” réalisé par Sonia Hardoub et Sajjad Simon-Jean (2023) qui vont suivre la vague.

sur le tournage du “Trésor” (droits Ph’art et Balises)

https://www.facebook.com/phartetbalises/

Ailleurs, le collectif Cinémabrut, fondé en 2006, propose des projections depuis quelques temps à Marseille de films autoproduits (courts métrages, documentaires, longs métrages) notamment au cinéma Vidéodrome 2. Films militants, Films d’Art, expérimentaux, protéiformes, ce collectif dynamique réunit des passionnés de cinéma en centre ville de Marseille et organise ainsi le festival Cinémabrut, La 15ème édition de la grande fête du cinéma autoproduit.

https://www.facebook.com/events/604522961124956/?ref=newsfeed&locale=fr_FR

Loin de tout académisme centralisé, des voix dissonantes, libres, bricoleuses et inspirées fabriquent des films qui s’affranchissent du mur de l’argent et de l’invisibilité médiatique pour remettre l’artistique et la liberté de création au centre du dispositif. 

La Nouvelle vague marseillaise prend aujourd’hui définitivement son envol.