LES ANNEES GUERILLA DE ROBERT GUEDIGUIAN

Avant de connaître le triomphe avec « Marius et Jeannette », Robert Guediguian a traversé des périodes plus difficiles. Le grand public connaît peu le parcours du combattant qui a permis à ce cinéaste issu de la classe ouvrière de s’imposer à la force du poignet dans le milieu du cinéma.

Peu de fils d’ouvriers accèdent à la réalisation avant les années 80 en France, c’est d’ailleurs toujours le cas. Guediguian arrive par effraction à la même époque que Tony Gatlif, Mehdi Charef, Abdelkrim Bahloul, Brahim Taski et Rachid Bouchareb en outsiders. Des Ovnis prolétaires dans le cinéma français qui n’a de cesse de chercher les héritiers (bourgeois) de la Nouvelle Vague. A contre-temps de microcosme, Il coréalise alors avec Frank Le Witta en 1980, un premier long métrage fauché « Dernier été » sur sa jeunesse à l’Estaque, dans les Quartiers Nord de Marseille, qui sera sélectionné au Festival de Cannes dans la Perspective du cinéma français. L’Avance sur recette du CNC en poche (mais pas forcément d’argent privé) lui permet de faire ses premiers pas de réalisateur soutenu par le cinéaste René Feret qui les produit avec sa société de production.

En 1984, Robert Guédiguian enchaîne avec « Rouge Midi », un film historique qui évoque l’épopée d’une famille calabraise communiste à Marseille sur plusieurs générations. Un film néo-réaliste plus ambitieux qui développe ses racines militantes et son héritage politique familial.

Le film est également sélectionné à Cannes dans la même section, mais alors que « Dernier été » avait suscité de la curiosité et de l’enthousiasme, l’accueil de son second long métrage est glacial.

Il se fait même siffler, les gens partent de la salle et il est étrillé par la presse. Il faudra attendre deux ans pour qu’il puisse sortir en salle. Le film ne fera que 3220 entrées dans une seule salle parisienne (un four). Les années galère du cinéaste.

« Le film est fortement rejeté idéologiquement. On est en 1984, c’est un livre d’images de ce qu’a été le mouvement ouvrier pendant trois générations. Et pour le public de Cannes, un film rouge qui fait l’éloge des syndicats, des partis de gauche, c’est intolérable. Les gens hurlent dans la salle, c’est horrible. » Robert Guediguian

Guediguian plonge dans une forte dépression. C’est un échec retentissant. Tricard, il ne parvient pas à financer son troisième projet « Notre-Dame-De-La-Garde » rejeté par tous les guichets possibles. Au bord d’interrompre sa carrière naissante, il va s’appuyer sur ses camarades de route. Avant la victoire de Mitterrand aux élections présidentielles de 81, Guediguian a rompu avec le parti communiste qui entérine la rupture de l’Union de la gauche. Il s’éloigne et se raccroche alors à sa bande d’amis et traverse une très mauvaise passe.

«Ces expériences vont bien au-delà du cinéma. Ces garçons, je les ai tous eus un jour en pleurs chez moi. A l’époque, Robert était dans un désespoir profond, et ses amis l’ont porté. C’était une réaction vitale. Non, vous ne nous aurez pas. Vous ne nous foutrez pas par terre. On ne mourra pas.» Ariane Ascaride

Le cinéma va lui permettre de s’exprimer et de réfléchir à son monde et à son histoire politique. Le rejet massif à l’encontre de « Rouge midi » est une blessure considérable. Au pied du mur, méprisé et meurtri dans sa chair, conscient de ne pas appartenir au bon milieu social, ce fils de docker et d’aide ménagère va décider de réagir en repartant en guérilla avec ses amis et ses collaborateurs proches. Il s’affranchit du mur de l’argent et reprend sa liberté. Il reprend le flambeau du cinéaste marseillais Paul Carpita qui avait tourné en 1953 un premier long métrage guérilla sur le monde ouvrier « Le rendez vous des quais », digne héritier du néoréalisme italien d’après guerre.

La même année, Guediguian garde le même chef opérateur de ses deux premiers films Gilberto Azevedo et les mêmes comédiens fidèles : Gérard Meylan et Ariane Ascaride. Il part écrire en quinze jours le scénario de « Ki Lo Sa ? »soutenu par ses proches et exprime sa profonde crise existentielle.

«L’insuccès, le manque de moyens, ne nous a jamais freinés. Robert avait un projet Notre-Dame-de-la-Garde qu’il n’a pu réaliser faute de moyens. On s’est tous soudés pour tourner autre chose tout de suite, Ki Lo Sa, son film le plus sombre autopsy, on l’a fait en quelques jours, on amenait nous-mêmes à manger et à boire pour les techniciens.» Gérard Meylan

Personne n’est payé sur le film. Ascaride est rejointe par ces copains du Conservatoire Alain Lenglet, Jean Pierre Daroussin et Pierre Banderet. Ce noyau dur biberonné aux idées révolutionnaires et à l’organisation syndicale décide de ne pas mourir en tournant ensemble un film sombre et nostalgique sur les désillusions du peuple de gauche et les pensées désespérées de cette génération orpheline du parti communiste.

Sur le tournage de « Ki Lo Sa ? »

Le portrait d’amis de « Ki Lo sa ? »est sombre, évoque le suicide collectif des lendemains qui chantent mais sauve sa peau de cinéaste en exprimant à contre courant ce qui lui est cher, à savoir les liens d’amitié et son enracinement marseillais. Le cinéma devient pour lui un sport de combat et la nécessité de filmer devient un enjeu vital de survie.

« Ki Lo Sa ? »

Malgré sa noirceur extrême qui reflète son état d’esprit de l’époque, Guediguian continue son chemin et trouve au bout du long tunnel la lumière. Le film est néanmoins rejeté par les festivals et ne trouve pas de distributeur pour le sortir en salle.

« Le tournage de Ki lo sa ? dure 18 jours, dans le parc d’une maison à Marseille. Et là, le rejet est total. Il y a des gens qui sortent de la salle alors qu’aujourd’hui, il est considéré comme un film culte. Mais à ce moment-là, ça ne passe pas. Je leur dis que ce sont tous les lâches, des connards qui ne veulent pas voir le monde comme il est. Donc je me défends. Mais j’ai vraiment l’impression d’être tout seul ». Robert Guédiguian

C’est la traversée du désert. Certainement snobé parce que trop provincial au goût de la bonne société du cinéma français, Guediguian va affirmer sa différence, ses racines prolétaires et continuer à filmer Marseille et son clan qui se forme autour de lui. Qu’importe si le succès n’est pas au rendez-vous, il explore et découvre en pur autodidacte le métier de cinéaste et tourne encore un quatrième long métrage guérilla « Dieu Vomit les tièdes » en 1989 toujours avec sa petite famille de cinéma qui l’accompagne en kamikaze.

Y flottent mystérieusement des cadavres à l’heure de la commémoration de bicentenaire de la Révolution, une autopsie amère de la gauche Mitterrandienne.

K FILMS distribuera finalement le film qui fera près de 11 000 entrées et intéresse un peu la presse de gauche déçue des années socialistes.

« Dieu vomit les tièdes »

Beaucoup aurait abandonné à sa place. Mais si le bilan de la première partie de carrière du cinéaste est maigre voir difficile, après deux films financés et distribués, suite à leur sélection cannoise, l’insuccès guette et pousse le réalisateur marseillais dans la marge radicale du guérilla. La chose positive est qu’il n’a jamais abdiqué, se lançant en parallèle dans la production, en travaillant avec la société Agat Films qui produit de l’audiovisuel.

Guediguian survit en tant que producteur et continue son apprentissage de cinéaste en tournant en dix ans quatre longs métrages tous très personnels : « Dernier été », « Rouge Midi », « Ki Lo Sa ? » et « Dieu vomit les tièdes ».

Il est l’un des rares, voir le seul enfant d’ouvrier en France à écrire sa destinée de cinéaste indépendant et à faire du cinéma dans le Sud. Toutefois le doute le guette, il ne peut pas faire des films guérilla toute sa vie, sans la reconnaissance et le soutien de l’industrie du cinéma. Il a alors l’idée de réunir ses quatre longs métrages dans une rétrospective rue Champollion à Paris et son œuvre marque les esprits et attire petit à petit des aficionados.

« Oui, j’ai eu beau, en 10 ans, ne faire que quatre films qui n’ont pas marché, je me dis pourquoi pas. Et l’air de rien, ça marche pas trop mal. Je commence à avoir des aficionados. D’ailleurs, dans la presse, on commence à parler de mes films comme d’« une œuvre ». Donc les affaires commencent à frémir. Et on me propose de faire une télé. J’écris « L’argent fait le bonheur », une farce franchement morale et ça cartonne. Et j’enchaîne avec « À la vie, à la mort ! » Quasiment tout de suite ». Guediguian

La rencontre décisive avec le scénariste Jean-Louis Milesi va lui donner une texture plus joyeuse et populaire, ils travailleront ensemble sur les scénarios suivants en étroite collaboration.

On connaît la suite avec le succès d’ « A la vie à la mort ! ».

Il tournera « Marius et Jeannette » qui fera plus de deux millions cinq d’entrées. Son obstination, sa volonté de raconter le monde des invisibles, les pauvres, les bannis, les marseillais des quartiers Nord ouvriers n’était pas à la mode. Il aura lutté dix ans sans enthousiasme, ni encouragement de la profession pour trouver son chemin, entouré d’un noyau dur.

Ses films guérillas n’ont certes pas trouvé le chemin du succès public, mais ils ont contribué à trouver sa voix, son ton et à resserrer les liens avec son équipe, sa tribu, dans un apprentissage permanent et croissant du langage cinématographique. Sans ces films guérillas, devenus aujourd’hui cultes, il n’aurait certainement pas pu s’exprimer avec des moyens et trouver le chemin vers le grand public. Il est triste de constater qu’un cinéaste aussi talentueux et différent à l’époque, sélectionné deux fois à Cannes n’ait pas été soutenu par la suite pour développer son talent.

Sur le tournage de « Marius et Jeannette »

Combien de carrières prometteuses brisées ont jonché le sol du cinéma hexagonal, faute de succès commercial, de reconnaissance critique et de moyens financiers ? Il aurait pu, comme beaucoup, patienter de nombreuses années avant de financer un scénario, mais dans la même force de l’âge d’un jeune rebelle inconnu espagnol Pedro Almodovar (qui tournait lui aussi sans moyen un film tous les deux ans et qui attendit son 14ème long métrage pour être sélectionné au Festival de Cannes !), il assumera lui aussi les années de vaches maigres dans l’underground en tournant coûte que coûte, sans argent, des longs métrages libres, créatifs qui lui ont permis de grandir et d’affirmer une œuvre personnelle, unique, celle d’un cinéaste acharné.

« Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier » de Pedro Almodovar

Par la suite Robert Guediguian a pu tourner 24 long métrages qui ont trouvé un large public. Il a lutté en prenant beaucoup de risque, en faisant des films guérillas, juste pour exister et défoncer des murs que la nouvelle génération marseillaise se prend de nouveau en pleine gueule en 2023.

https://www.lafriche.org/evenements/avec-le-coeur-conscient/

L’exposition sur l’œuvre de Guediguian « Avec le cœur conscient » est actuellement à la friche de la Belle de Mai » jusqu’en janvier.