DIDIER D. DAARWIN, LEGENDE DU CINEMA DE LA STREET MARSEILLAISE

DIDIER D. DAARWIN
DIDIER D. DAARWIN

DIDIER D. DAARWIN vient de sortir son premier long métrage au cinéma « Mastemah » un film d’horreur gothique à contre-courant de son image “street”.

Il a accompagné avec brio les légendes du rap marseillais (mais pas que) : IAM, Fonky Family, Soprano, Psy 4 de la Rime, Carpe Diem, 3ème Œil, Alonzo, Oxmo Puccino, Soolking etc. Clips chiadés, pochettes de disques légendaires, documentaires de terrain. Ce touche-à-tout, passionné et autodidacte, a propulsé en images près de trente ans de discographie du rap marseillais.

Près de 200 clips à son actif, Didier D. Daarwin est un hyperactif. Il gagne sa vie en faisant clips, pochettes d’albums, pubs, workshops et réalise entre temps des films ! Après la coréalisation du téléfilm « Conte de la Frustration » avec Akhenaton avec un casting premium : Leïla Bekhti, Nicolas Cazalé, Omar et Fred, Roschdy Zem en 2010, il réalise son premier long métrage « Mastemah » en solo en 2022. Un drame horrifique avec un beau casting : Camille Razat (Emily in Paris), Olivier Barthélémy (Sheitan, Mesrine…), Dylan Robert (Sheherazade), Feodor Atkine (La French). L’occasion pour lui d’imposer son talent de metteur en scène et de prendre son envol au cinéma. Cet entretien est l’occasion de mettre en lumière un des plus grands talents de Marseille, une personne discrète qui s’exprime plus facilement derrière une caméra et qui nous raconte son parcours atypique, ses coups de cœur et ses passions secrètes.

Tu viens de sortir ton premier long métrage « Mastemah » en salles. Tu as un long parcours de clipeur du rap marseillais avant ?

Oui je crois avoir fait 200 clips à peu près…Peut être plus ?

Tu as grandi où ?

Grande périphérie de Marseille, à Carnoux-en-provence, entre Aubagne et Cassis dans les années 60, un village de rapatriés d’Afrique du nord. Mon père est d’Alger, ma mère de Marrakech. Mon grand père est né au Caire, mon arrière grand père à Constantinople. Je suis le premier de la famille à être né en France et encore dans le Sud !

© Daarwin

Incroyable l’Egypte !

Oui mon grand père était architecte.

C’était écrit que tu allais rencontrer IAM sur ta route !

Faut croire! Mon arrière grand père était architecte paysagiste. Ils travaillaient pour les anglais. Les français marocains avaient comme projet de s’installer dans le Sud de la France au cas où ça « tournerait mal » pendant les années de décolonisation. Moi je vois pas de différence entre Casablanca, Naples et Marseille, j’en vois avec Lyon par exemple (rires). On est une Nation à part tu vois. Le pourtour de la méditerranée c’est chez nous, le reste c’est la France ! C’est autre chose.

C’était quoi ton enfance ?

J’étais dans un village où y’avait rien, c’était un vallon. On était 600 habitants. Tous ces rapatriés ont construits des maisons du bled. Carnoux, c’est des maisons à toits plats comme au Maroc. Mon grand père y a participé. Ma mère faisait ses études de lettres à Aix en Provence. Aucun moyen de locomotion pour sortir de ce bled.

Donc un milieu plutôt intello ?

Ma mère est prof de français, Histoire géo. Mon père était cadre commercial dans la menuiserie. Gamin, à part des bouquins, des BD, les encres de mon grand père qui faisait les plans à la main, y’avait pas grand chose ici. J’étais obligé de me raconter des trucs, des histoires pour m’évader. J’aime beaucoup la littérature depuis tout gamin. Le dessin, la photographie, le cinéma très jeune.

Tu voulais faire quoi comme métier ?

Du rock’n Roll ! (rires) La musique à la base, n’arrivait pas vraiment chez moi. Je trouvais rien à me mettre sous l’oreille et vers 13 -14 ans, la claque j’ai découvert le Punk. 79/80 tu vois. Quand je me suis pris ça sur la tronche, en 81 j’ai entendu Joy Division, After punk, Cold wave, j’ai vu cette pochette minimaliste extrême de Peter Saville, je l’achète, j’entends les premières lignes de basse de Peter Hook et je me dis c’est ça. C’est mon instrument, mon médium.

Tu commences à t’habiller comme eux ?

Ouais, t’arrêtes les coupes au bol que ta mère te fait. (rires) Je vais voir mon grand père qui a toujours eu confiance en mes choix (contrairement à mes parents), à cette époque quand je dis je veux faire du dessin ou du cinéma, on te dit « vaz’y va apprendre la gestion » (je sais pas compter), donc mon grand père m’amène avec lui sur Marseille, sur Castellane en bas là chez Scotto Music et il m’achète ma première basse. Je savais pas jouer. Mais c’est ce que j’ai retenu de cette musique (punk) bah en fait faut arrêter toutes les écoles, les mecs qui bossent la technique comme des fous. Je me faisais chier avec les Pink Floyd et Genesis, le délire Guitare héros, moi j’avais envie de mecs qui crachaient, qui jouaient deux pauvres accords mais qui donnent de l’énergie. Je forme très vite un groupe, on joue comme des viandes mais à la fête de la musique en 82, il se passe quelque chose.

Daarwin sur scène © Daarwin

On est passés des années Giscard à une nouvelle ère. New Wave c’est pas pour rien. Et très vite plein de concerts à Aubagne, sur Marseille, des articles, ça bouillonnait. Marseille bougeait bien en Cold Wave. Je peux te sortir une dizaine de vinyles qui sont sortis de cette ville ou de la région, Leda Atomica, Martin Dupont, Avant Post, Nadja, Movement, Opéra de Nuit, Formes Nouvelles, Vision baroque… Et donc on joue, on joue, je ne fais que ça et de la radio sur la bande FM avec une émission la nuit “ Brouillard Définitif”…

Du coup tu as passé le bac ?

Ah bah oui quand même, malgré tout après deux secondes et trois premières. Je venais à l’école que pour squatter le local à répet’ à Aubagne à Joliot Curie. Mes parents voulaient que je fasse gestion, bac G…Ca c’est un vrai métier ! Mais moi je joue de la musique. Au bout de ma seconde première qui servait à rien, dépités mes parents cèdent et me demandent ce que je voudrais faire comme études. Je leur ai dit « Arts Plastiques », c’était A3 à l’époque. Donc je bouge de lycée à Saint Joseph les maristes et là ça va mieux. Y’a des langues, quasiment plus de maths, et tu fais histoire de l’art et du dessin. Et j’ai enfin obtenu mon bac.

Tu te mets à dessiner ?

Ouais, je continue toujours la musique à fond avec diverses formations, mais y’a vraiment des passerelles. La musique c’est des images, et étrangement les images inspirent des sons. On parle de la même chose en fait. Je dessine, je fais de la photo, je fais des affiches de mes groupes, j’en fais les logos. Nos groupes changent sans arrêt de noms comme pour mieux brouiller les pistes : Maldoror, Lohengrin, Mankin Boys, Sex, sex sex und sex, Les enfants de Chœur, les Fauteurs de Troubles, Les Sixterciens ou Janus Face… Selon les groupes je suis à la basse chant, anglais / français ou juste bassiste comme avec Without Sense à l’époque. Mais encore aujourd’hui tous les jours, je joue de la basse ou gratouille.

© Daarwin

Tu voulais faire carrière dans la musique ?

Non je joue c’est tout. Après le bac, je vais en Deug d’histoire de l’Art à Aix. Mais ça ne sert strictement à rien, alors je prends option Cinéma et là c’est cool, tu étudies des films, tu analyses, pas de pratique, mais je trouve ça intéressant. Je continue à faire de la musique, mes parents, ils serrent. « Bon écoute, faut faire un truc sinon tu dégages ». Et j’apprends qu’il y a un BTS Graphisme photo et vidéo qui se crée à Castellane. Au moins j’aurai de la pratique. Moi, je reste attentif aux affiches et pochettes de Joy Division, New order, Orchestre rouge, le label Factory ou 4AD et je fais les nôtres pour le groupe. Je me fais très vite un pote dans c’te classe qui s’appelle Stéphan Muntaner qui lui est un vrai génie inné du graphisme, du dessin, de la peinture, de la photo : un démon. 19 ans, un tueur déjà. On s’appelait Pipo et Zinzin. On squattait le studio de photographie de l’école. Mon diplôme je le passe notamment avec l’identité graphique d’un de mes groupes, je tourne deux clips gothiques barrés en Super 8. Je fais mon book. Je dérivais beaucoup vers la photo et la réal. Je voulais présenter la Femis (grande école publique de cinéma à Paris). Je bouffais énormément de films.

Tu voulais devenir réalisateur ?

Ouais, c’était l’aboutissement de tout ce que je faisais. J’aimais beaucoup les films de Leos Carax, Godard, les films de Carné, Renoir, Garrel, Assayas. Je me retrouve là dedans. Je dis à mes parents « je file à Paris et passe le concours de la Femis ». Je me fais magistralement lourder au concours d’entrée. Dégage ! Qu’est-ce que tu veux faire à Marseille dans les années 80 ?

Le graphisme, y’a rien, le cinéma y’a rien. Donc à cette époque, près de mon école, y’a une agence de pub sur Marseille Sun Expansion qui se crée. 444 rue du Paradis. Ils sollicitent notre école pour un concours de com. Ils sélectionnent nos projets avec Stephan Muntaner en 89. On se retrouve tous les deux à 19/23 ans dans une agence immense, avec une centaine de salariés gérée par Gérard Gineste, un génie à l’ancienne à la Ségala. Et ils avaient un seul ordinateur que personne n’avait jamais allumé. Et avec Stéphan, on commence à l’utiliser car on avait le même à l’école. Tous les graphistes et les DA, ils étaient là à nous mater : Putain ! Et, flash back, lors d’un concert de Maldoror dans un radio crochet, ça jouait rock, After Punk. Des groupes pro. On tombe sur un manager, coupe en brosse, chemise hawaiienne, lunettes années 50 à la Elvis Costello qui nous branche « Putain les gars, c’est vachement bien ce que vous faites, je suis manager, je m’appelle Alain Castagnola, j’aimerais bien m’occuper de vous ». Je me dis dans la logique punk « même pas en rêve ». Donc, 8 ans plus tard j’arrive chez Sun Expansion avec Stéphan et je tombe sur Alain Castagnola et ses légendaires chemises. « Qu’est-ce tu fais là ? ». Alain était ami avec le directeur de l’agence Sun Dominique Campillo. En dehors de celle-ci, ils ont une petite boîte de production « Avalanche production » où ils signent des artistes locaux. Leda Atomica, Massilia Sound System et IAM. Personne ne les connaissait.

Tu écoutais un peu de rap ou pas du tout ?

Oui dès les années 86, du rap américain Run DMC, je sentais qu’il se passait quelque chose. Après le punk, on avait perdu une énergie qu’on retrouvait enfin dans le rap. L’industrie détestant le vide, tout ce qui était folie et liberté a été recadré et lissé. Ça a été aseptisé. Tu viens de l’after punk, de la Cold Wave, tu te retrouves avec de la New wave qui est lissé et ça arrive à de la Pop guillerette.

Et là Castagnola et Campillo nous proposent de réfléchir sur l’identité graphique pour un des groupe de rap qu’ils managent : IAM. « Ça devrait parler aux jeunes ». Ok. Et là on arrive à la grande salle de réunion chez Sun Expansion, moi j’avais les cheveux longs jusque là, un pantalon en cuir, Stéphan en teddy boy. Et on voit une bande de « zulus », habillés en bariolés. On se dit sans doute mutuellement whaou woh… ça va être compliqué, on ne va pas se comprendre. Mais en cinq minutes de chambrage d’IAM sur nos gueules, « ho Duguesclin », on rigole, on tchatche et très vite avec Philippe (Akhenaton) on parle des mêmes choses. Juste une bande de potes et des passionnés d’arts, de culture et de musiques.

  AKH  et Nicolas Cazalé « Conte de la Frustration » © Comic Strip production

Ils avaient fait quoi à l’époque ?

Si y’avait tout le parcours de Philippe, de Jo et Eric à l’époque des B-Boys Stance, ils n’avaient pas encore sorti « IAM Concept ». Ça allait venir je crois. Donc ils nous disent de réfléchir à des visuels. Stephan Muntaner, ce grand visionnaire pond instantanément le logo d’IAM. Ça matche super bien avec IAM. Stéphan et moi on passe notre diplôme. IAM signe chez Virgin. Et on nous propose de faire la pochette de leur album. Mais moi je pars à Paris. Je fais le tour des agences, pittoresque un graphiste de Marseille. Je travaille à RSCG, je fais des illustrations pour Banette toute la journée, de la pub photo pour Alcatel. Je vais voir la prod TV GMT, je leur montre mon book. Et quinze jours plus tard, ils m’appellent pour faire photographe de plateau sur des séries françaises.

Toujours avec l’idée de réaliser des films à Paris ?

Oui, l’idée était d’apprendre sur le tas. On me propose de venir faire des photos sur le film de Bertrand Tavernier « La Guerre sans nom » avec Patrick Rotmann, un documentaire sur la guerre d’Algérie, ça me parlait du coup. Je fais des photos, ils sont contents. Tavernier me propose de passer les voir en montage qui était en pellicule. Tu rencontres des gens. Je sais pas par où je vais rentrer mais je vais y aller tu vois. Un régisseur me propose un poste d’assistant bruiteur sur le film de Rachid Bouchareb « Cheb », on fait les bruitages du film. On me propose de faire de la régie pour des pubs Quick. Je commence à rentrer dans le truc, j’apprends sur le tas. Je deviens assistant réal sur des pubs TV en pellicule. Je suis content, je commence à gagner ma vie.

Et Stéphan m’appelle en 91/92. Il avait fait déjà fait une tentative infructueuse pour la première pochette de l’album d’IAM « de la planète Mars ». IAM était pourtant fan de ce qu’avait fait Stéphan mais le label n’avait gardé son logo.

Pour prévenir toutes tensions avec le label sur les visuels de leur prochain opus, à l’invitation de Chill, on se rend rue Pastoret au Cours Julien, ils nous expliquent ce qu’ils veulent faire. On réfléchit et Stéphan parle d’archéologie, la découverte d’une civilisation. On part sur un délire de leur logo et d’un temple IAM retrouvés dans un site archéologique lorsque Marseille était collée à l’Afrique et ça donne une maquette en argile avec nos têtes. « ça défonce ! Ok mais nous on veut les yeux rouges ! » Et on embraye sur la pochette de leur double album « Ombre est lumière ».

« Ombre est lumière » (IAM)

On est partis dix jours en studio à New York avec eux pour sentir le truc en période de mixage pour faire les photos de la pochette. Ça sort. ça marche et de là, nous on retrouve le Do it Yourself, toute la folie du Punk, donc ça matche. Très vite on commence à faire la com du Trolley bus qui vient d’ouvrir, les ballets de Roland Petit, on se retrouve très vite à faire plein de choses ici.

Moi je pense toujours à faire du cinéma, je veux tourner. Et Stéphan au bout d’un moment il me dit « écoute, je bosse à Barcelone, toi à Paris, pourquoi on ferait pas depuis chez nous ? » « Mais qu’est-ce que tu veux qu’on fasse à Marseille ? » « Pourquoi faire les choses ailleurs pour les autres ? ». Y’avait rien pour la culture à Marseille dans les années 80/90, le calme plat. On allait sans arrêt sur Paris pour les expos, les concerts, pour voir des films.

Quand le rap explose à Marseille fin 80, ça fait mal, c’est sur un champ de ruine non ?

Bah y’avait rien. Et d’un seul coup ce qu’on est en train de vivre nous au niveau de l’image, toutes proportions gardées, IAM le fait au niveau de la musique. Il peut se passer quelque chose depuis chez nous. Du jour au lendemain, j’appelle ma proprio à Paris, je rends mon appart rue Marcadet dans le 18ème, je prends le risque. Je reprends ma basse et mon book, j’ai tout laissé sur place.

On repart à Zéro. On crée notre structure Tous des K sur Marseille.

Tous des K © Daarwin

Très vite parce qu’il se passe des choses. Grâce à IAM et plein d’autres, on fait partie de la « moovida » marseillaise. Et on se retrouve à faire des articles de partout, des TV. Plein de gens de Paris qui nous sollicitent pour bosser. On a fait Tonton David, Cheb Mami etc. plein d’autres artistes. On reçoit un coup de fil surréaliste d’un certain réalisateur Mathieu Kassovitz qui avait fait « Métisse » qui nous propose de faire des maquettes pour l’affiche de son prochain film « La Haine ». Philippe Découflé, dont je suis un fan absolu, nous propose la charte graphique de sa compagnie. De 93 à 96 c’est hallucinant. Donc on fait beaucoup, beaucoup de choses.

Du coup vous faites le visuel de l’Ecole du micro d’argent ?

Oui on fait tous les artworks, on fait le solo d’Akhenaton, de Shurik’n, Freeman, Kheops, Faf Larage etc. pochettes, photos. On s’entend et se comprend très bien.

© Tous des K

On fait tous les autres pochettes qui suivent Fonky Family, 3eme Œil, plus tard Les Psy 4 de la rime, Soprano, Algérino, Chiens de paille, même le premier de Jul. Tout le monde. Le hip hop marseillais se structure bien. Et là commence à avoir une vraie revendication autonomiste d’existence et  de productions.

Vous aussi des affiches de cinéma ?

Oui (sourire) celles de « Comme un aimant » d’Akhenaton et Kamel Saleh, « Taxi 1 », « Taxi 2 », « Taxi 3 », « Freestyle » de Caroline Chomienne

 © Tous des K

Comment tu as vécu la sortie de « Comme un aimant » ?

C’est une claque quand j’ai vu ce film. Y’a l’essence de Marseille et de cette période. Kamel, c’était le copain de Philippe de cinéma qui voulait en faire. La première fois que je l’ai vu, c’est en montage à Marseille. Quelle intelligence de savoir bien s’entourer. Je regrettais amèrement de pas avoir pu plus les accompagner sur cette folle aventure.

« Comme un Aimant » © Why Not

Quel est ton premier clip alors?

Akhenaton monte sa maison d’édition La Cosca, gérée par sa femme Aïcha. C’est avec Chiens de Paille pour leur premier album, j’avais fait la pochette. Aïcha me propose de faire un clip sans vraiment de budget. Avec l’énergie du désespoir, filmé en Hi8, montage des images en split screen etc. Aïcha est pourtant trop contente. « Regarde ce que tu sais faire sans budget, regarde ce que les autres font avec 1 million 5. » Le groupe regarde ça « putain ah ouais ? ». Y’a une autre voie possible. L’industrie du disque change, les budgets baissent drastiquement. On peut arrêter de se faire prendre pour des cons par les labels et les choses ; on peut les gérer nous. En deux deux, Chill me dit « Bah écoute y’a le prochain clip « Stratégie d’un pion » du prochain album d’IAM, j’aimerai bien que tu le réalises ».

Après j’enchaîne direct. Aïcha a signé les Psy 4 de la Rime, j’ai continué avec IAM et après j’ai plus arrêté. « Une autre brique dans le mur », « ça vient de la rue ». Je m’éclate, on tourne en pellicule. Je crois que depuis « Stratégie d’un pion », à part « Noble Art » en film d’animation 3D, j’ai fait tous les clips d’IAM.

Et je le fais comme à la maison. Des petites équipes. C’est sur le vif. On ne sacralise pas la caméra, je la secoue, je lui tape dessus. Ça devient presque une marque de fabrique. La caméra, j’en ai pas peur. C’est un outil comme ceux qu’il y a dans l’ordi. C’est un prolongement d’une vision et il ne faut pas avoir peur de secouer tout ça. Sur le clip « une autre brique », la caméra prenait des coups de poing pour que ça vibre. Shurik’n et les gars donnaient tellement en Krump, il fallait que la caméra bouge et vive autant qu’eux en face. Je prends une caméra et je cherche des accidents. J’ai l’impression de tenir une caméra comme quand je joue de la basse, sur les grosses caisses, j’envoie ! Bah !! La caméra devient mon instrument. On doit être en rythme avec les danseurs et les rappeurs.

Du coup, tu développes à ce moment là des scénarios de films ? Tu démarches des prods ?

On bosse tellement sans arrêt depuis des années. Et puis je suis quelqu’un d’assez réservé, je n’ai jamais démarché des gens pour travailler, une pub, un clip en entraîne un(e) autre. Je suis incapable d’aborder quelqu’un. Même mes premiers concerts, je jouais de la basse, dos au public (rires).

Tu co-réalises un téléfilm avec Akhenaton en 2009 « Conte de la frustration » , ça se passe comment ?

Oui Philippe (Akhenaton) fait un album solo « Soldat de Fortune » et il avait un double album possible. Finalement il n’en sort qu’un et me fait écouter l’autre. C’est un album ovni qui n’est pas sorti. Quand tu l’écoutes, tu as l’impression de vivre 24H avec un mec, si tu mets les morceaux bout à bout. On se lance dans un pari fou de partir de cette « base » et je comble les « trous » narratifs par des parties fictionnées. Ce qui donne des idées à Chill pour de nouveaux morceaux. Donc on construit ensemble un scénario qui reprend les morceaux de l’album et on raconte comme ça une histoire. Ça donnera un film de la BO pour France Télévision « Conte de la Frustration » entre film et musique. On se comprend très bien avec Chill. On le coréalise, lui plus à la direction d’acteurs et moi plus la mise en scène et à l’image. Un budget modeste et un superbe casting : Roschdy Zem, Leïla Bekhti, Nicolas Cazalé, Omar Sy, Fred Testot, Oxmo. Ça se passe super bien.

©Comic strip production

Je suis sollicité par des producteurs parisiens, mais craint d’être catalogué réalisateur Hip Hop et je n’ai pas envie de m’enfermer et de faire deux fois la même chose.

© Daarwin

D’où l’idée de Mastemah, qui est un film d’horreur gothique ?

Non je développe un projet sur la bête du Gévaudan, je fais des recherches et là dessus sort « le Pacte des Loups » de Christopher Gans. Donc dégage, ça sert à rien d’y aller. Mais cette région est tellurique, les forêts, l’ambiance etc. c’est inspirant. Je rachète une maison d’hôtes à Aubrac avec ma compagne de l’époque. Un petit village. Une maison incroyable de 1400 m2 du 19ème Siècle. Brasserie, restaurant et ça cartonne. Johnny Depp, Zidane, Adjani et tant d’autre y ont séjourné. On s’occupe d’eux. Tout le showbizz vient se ressourcer !

Mastemah  ©Comic strip production

Incroyable !

Oui. C’est cool la vie. On a fait ça plus de cinq ans, en parallèle avec mon boulot de graphiste et de réalisateur. Je devenais fou ! Le producteur Thierry Aflalou qui a produit « Conte de la frustration » débarque un week end. Lui se fait une grosse angoisse, il a des visions. Il ne dort pas. Y’a des gens, ça les dérange le paysage. Il trouve ça hyper anxiogène et il me dit : « J’ai fait un cauchemar éveillé, j’ai écrit des notes, c’est ta région, je sais que tu adores les films d’horreur, j’aimerai bien que tu m’écrives un film sur la relation entre le diable et la psychiatrie ». Donc je laisse tomber le Gévaudan et je me mets là dessus. Et ça dure neuf ans en écriture. 17 versions ! Finalement Camille Trumer, ancien de Studio Canal Plus, rentré dans la course, le fait lire à Canal + car ils cherchent des films de genre.

Toi tu connais bien le film d’horreur à la base ?

Alors oui, je suis fan absolu des films de genre. Romero, Argento, je suis un fan absolu des films de possession, esprit, loup garou. Depuis que je suis gamin, c’est ce genre de films que j’ai envie de voir au cinéma. Et je signe avec Canal plus à 54 ans, enfin on me donne les clefs d’un premier long métrage avec un budget pour le cinéma ! La première diff que j’ai vue en salle avec le logo de Canal Plus, j’ai pleuré et je suis sorti dehors. Mais vraiment un truc d’ado. T’es à Marseille dans les années 80… Canal qui commençait, ça me parle Canal.

Dylan Robert dans « Mastemah » ©Comic strip production

Le film commence avec une scène incroyable

J’avais envie de commencer le film et de ne pas lâcher les gens. Un jeune se jette par la fenêtre. Un mystère démarre le film sur un choc. On a utilisé un fond vert. Il dégringole comme un ange au ralenti. J’ai conçu la scène sur Photoshop, des images de drone, des 3D, des fonds verts. C’est Marseille, l’école de la débrouillardise, donc j’ai dû faire les maquettes des scènes « FX » parce que je bidouille l’outil informatique et qu’on avait pas un gros budget.

©Comic strip production

Très bon casting

Olivier Barthélémy était fan du projet dès le début. Camille Razat joue dans Emily in Paris. Elle a un gros potentiel. Il faisait excessivement froid. On tournait l’hiver, la nuit. Ils en ont chié. En dessous de moins 15. Elle est psy cartésienne et soupçonne son client d’être le diable. Elle se donne vraiment à fond. Olivier est censé être nu dans la cascade, les gouttes d’eau étaient des aiguilles. Moi j’avais 40 de fièvre, j’étais à sa place, je me suis foutu dans l’eau pour les répèt’. Je n’avais plus la fièvre après. (rires)

Mastemah ©Comic strip production

Le film est très surprenant dans son style, par rapport à ton travail de clippeur hip hop, on est surpris de te voir aller là. Tu n’as pas envie d’écrire une histoire dans ton univers urbain ?

« Mastemah » est ma deuxième carte de visite dans le long, quand je le fais, j’ai les images en tête. Mon écriture est visuelle. Les ambiances Cité, c’est pour le moment trop proche de mon travail photo – vidéo / graphique. J’ai envie de faire un jour un film sur Marseille mais je n’ai pas encore le recul nécessaire. Ça me rappelle trop le boulot. Je rêverais peut être d’une nouvelle coécriture avec Akhenaton, on verra. Il y a un projet de biopic musical qui forcément devrait aller dans ce sens là.

©Comic strip production

Que penses-tu des films sur Marseille ?

Y’a Cédric Jimenez, mine de rien. « La French » c’est compliqué mais « Bac nord » et « Novembre », formellement, en mise en scène le mec, il touche sa bille. Mais « Bac nord » c’est dans la lignée d’ « Athéna » de Romain Gavras. « Athéna » va encore plus loin encore. J’ai peur hélas que ça ne serve que la soupe aux gens, aux idées et aux poncifs qu’on combat depuis des années et ça m’agace. Je pense que la représentation des quartiers doit être juste.

Là, j’interviens à Marseille à l’Académie Moovida (association qui forme des jeunes de quartiers au cinéma) et je vois pas de grands dealers avec des armes à feu qui viennent me secouer dans des zones de non droits. Je vois des gens d’une gentillesse et d’un humour de ouf (je le sais déjà de par le rap que je côtoie depuis 30 ans). Ils ne sont certes pas ponctuels, et vivent à l’heure CFA, mais avec des idées, avec une ouverture d’esprit, une soif d’apprendre, putain mais c’est que du bonheur ! Quand tu vois les autres écoles où j’enseigne à Aix où les gamins se pètent des 8000 euros l’année, y’a quelques têtes de con qui ne pitent que dalle mais croient mieux savoir que toi, qui ont déjà plus de matériel que toi à leur âge, et parce qu’ils ont le matériel, le mac, une black magic, ils vont te dire « non mais pfff t’sais quoi ? Moi j’ai déjà fait des longs… » bah écoute continue à faire tes longs…Fais tourner la caméra huit heures, tu feras un très long, mais il ne se passera rien, ni devant, ni dedans. Ca raconte rien. Non mais je te jure, ils rendent fou ! Et là t’as des gamins qu’ont rien à voir, qui travaillent à côté ou qui ne travaillent pas, qui viennent des quartiers, ils essayent, ils écrivent leurs expériences. C’est complexe. Mais hélas l’industrie préfère produire des films qui montrent des méchants maghrébins qui vivent en marge, se font cramer dans des voitures et qui dealent ou volent. Voilà, c’est pour ça que c’est touchy. Faudrait un vrai Spike Lee. Il a réussi à amener autre chose que des clichés.

« Do the right thing »

Il y a des films heureusement qui parviennent à décrire une réalité sensible de l’intérieur à Marseille.

Oui. Dans les quartiers, il y a tellement de talents. A Moovida, les mecs sont drôles, ils sont inventifs, ils ont dix coups d’avance sur tout le monde ! Tu as la débrouille, ils ont une intelligence. Tu es obligé, c’est une question de survie. Par exemple, J’aime beaucoup Hafsia Herzi, quelle intelligence. Elle trahit rien. D’ailleurs « Bonne mère » on se dit pas c’est un film de quartier. Non c’est un vrai film quoi.  J’adore cette fille.

« Bonne mère » © SBS prod

Faisons des films français dignes de ce nom. « Sheherazade » de Jean Bernard Marlin c’est une claque, « Bonne mère » de Hafsia Herzi aussi. Stéphane Barbato, qui est marseillais, a un talent incroyable, il vient de la pub, il a fait des courts superbes, il faut qu’il bascule vers le long. Soso Maness a fait une série et prépare un long avec SCH. Je l’ai rencontré c’est une mec brillant. Soso il est bonnard aussi. Il y a beaucoup de web séries sur Marseille.

J’ai le projet de ma vie sur Marseille autour d’IAM que je fréquente depuis 30 ans. Je sais pas encore comment ça prendra forme, mais on aura l’occasion de montrer autre chose que des types qui se tirent dessus et qui dealent.

« Shéhérazade » © Geko Films

Tes trois films préférés ? Que tu recommandes aux gens.

« La règle du jeu » de Jean Renoir.

Quelle leçon de lumière, de cadre pour l’époque ! Quel instantanée d’une société. Les rapports de classe. Magnifique.

« La règle du jeu » de Jean Renoir

« Mauvais Sang » de Leos Carax

Ca m’a donné envie de faire du cinéma. J’ai retrouvé tout le Godard que j’aimais, quelle justesse du cadre, de la lumière. La caméra il la fait bouger. Le travail du son aussi.

« Mauvais Sang » de Leos Carax

« Taxi driver » de Martin Scorsese

Quel film. Quelle magie. Ma première claque de film urbain. C’est ça la vie et puis New York.

« Taxi driver » de Martin Scorsese