She’s gotta have it : la digne Nola Darling revient en série

Fin novembre 2017, le réalisateur Spike Lee a sorti, sous la forme d’une série de dix épisodes, le remake de son film She’s gotta have it datant de 1987.

Nola Darling, interprétée à la perfection par DeWanda Wise et ses intenses yeux verts, est une femme noire, artiste peintre, indépendante, polyamoureuse et pansexuelle. Spike Lee met au centre de ce qu’il filme une femme noire digne ne se laissant définir que par elle-même, n’appartenant à personne et aimant qui elle veut et comme elle le veut. Ses trois amants, l’homme d’affaires Jamie Overstreet, le coursier afro-portoricain Mars Blackmon (interprété dans le film original par Spike Lee) et le photographe mannequin Greer Childs, gravitent autour de Nola Darling, ils l’admirent, ils la suivent, ils essaient parfois de la posséder. Ces trois hommes, rejoints dans la vie de Nola par la fleuriste Opal Gilstrap, respectent finalement les conditions de la jeune femme, de son fameux « lit d’amour » à son indépendance, et acceptent de représenter à eux tous son idéal amoureux.

La série s’articule également autour d’un élément auquel le personnage de Nola Darling est attaché autant que Spike Lee dans son oeuvre cinématographique : le quartier de Brooklyn. Un quartier en mouvement, où différentes communautés cohabitent, pour le meilleur comme pour le pire, un quartier que la gentrification bouleverse, moins populaire et plus « blanc » que lorsqu’il était un ghetto comme les autres pour les minorités américaines, un quartier qui ne ressemble plus vraiment à ce qu’en dépeignait Spike Lee dans ses films plus anciens. Mais le She’s gotta have it de 2017 nous rappelle néanmoins que Brooklyn est toujours aussi beau. On se délecte au fil des épisodes des plans fixes sur l’architecture du quartier, de ses couleurs chaudes, et des photos de ses habitant.e.s, celles et ceux d’hier et d’aujourd’hui, qui composent le générique de la série.

La féminité de Nola Darling, qu’elle repense perpétuellement, fait écho à la diversité des femmes noires qu’elle peint, qu’elle honore, et qu’à la fin de l’épisode 2 elle défend, face caméra : « le corps de la femme noire, je suis soucieuse de le protéger. Je tente de contrôler le regard des badauds qui prennent le corps des Noires pour un objet leur étant destiné, fait pour être examiné, agrippé, et les satisfaire. Pourtant, le corps de la femme noire ne demande qu’une chose : être libre. ». Pour dénoncer le harcèlement de rue à l’encontre des femmes, et en l’occurrence des femmes noires victimes de violences tant sexistes que racistes, Nola Darling se lance dans une campagne de streetart (qui n’est pas sans rappeler le travail de Tatyana Fazlalizadeh), elle y expose au regard de tous des portraits de femmes noires associés à de pertinents rappels inscrits en rouge (My name isn’t pssst shawty, My name isn’t sexy, My name isn’t Mamacita,…). Dans She’s gotta have it, et plus largement dans le parcours cinématographique de Spike Lee, l’art est une arme, pour honorer des féminités et masculinités noires trop souvent essentialisées, pour revendiquer un droit au respect dans l’espace urbain, mais aussi pour affirmer la beauté, la diversité et la force de l’afrodescendance.

La meilleure amie de Nola Darling, Corinda, ouvre d’ailleurs sa galerie d’art avec pour but de créer un « mouvement visionnaire d’artistes (…) pour embellir, déconstruire, redéfinir, affirmer et étendre la portée de l’ampleur des voix millénaires du peuple de la diaspora africaine ». Les spiritualités vaudoues sont également mises à l’honneur, notamment lorsque l’héroïne fait, avec la soeur de Mars, un rituel de purification Yoruba en l’honneur de la déesse Oshun.

She’s gotta have it est une fresque humaine, politique et culturelle. La série est ancrée dans la société contemporaine, notamment lorsqu’elle proteste et dénonce l’élection de Donald Trump, représentant les personnages de la série en colère et effondrés, mêlés aux paroles et à des extraits du clip – réalisé par Spike Lee – de Klown wit da Nuclear Code. La bande-son est un élément essentiel au fil des dix épisodes, elle accompagne chaque situation, chaque personnage, et prend une dimension très visuelle lorsque certaines paroles s’inscrivent directement sur les scènes ou que les pochettes d’albums des classiques qui viennent d’être joués apparaissent en plein écran. Les références culturelles sont nombreuses, les films de Spike Lee lui-même sont cités, représentés, sa soeur joue la mère de Nola Darling, un savoureux clin d’oeil est fait à la série The Wire au début du premier épisode, on retrouve évidemment plusieurs références à Michael Jordan, proche de Spike Lee, et des oeuvres d’artistes noir.e.s sont régulièrement exposées, en arrière ou au premier plan, comme celles de Carrie Mae Weems (ci-dessous des photographies de sa série The kitchen table exposées chez la thérapeute de Nola Darling) ou de Mickalene Thomas.

Dans l’épisode 9, le réalisateur ne se contente plus de faire des clins d’oeil culturels ou politiques, il rend spécifiquement hommage aux personnalités qui comptent pour lui. Et ce par la voix de Nola Darling, qui commence par lister les disparus de l’année 2016, de Mohamed Ali à Bill Nunn (l’interprète du mythique Radio Raheem dans Do the right Thing), en passant par Prince, David Bowie, Phif Daug ou encore la militante Afeni Shakur. Nola Darling rend ensuite un hommage plus large à toutes les personnalités qui l’ont inspirées, et qui ont donc très certainement inspiré le réalisateur, en se rendant sur chacune de leurs tombes. Ils et elles sont musicien.ne.s, poètes, peintres, acteur.trice.s, auteur.e.s, ou encore leaders politiques et économiques, elles s’appellent Madam C. Walker, Florence Mills ou encore Ada « Bricktop » Smith, ils s’appellent James Baldwin, Thelonious Monk, Jean-Michel Basquiat ou encore Malcolm X. Un cheminement qui permet d’apercevoir une citation de Paul Robeson sur sa propre tombe : « L’artiste doit se battre pour la liberté ou l’esclavage. J’ai fait mon choix. Je n’avais pas d’alternative ». Une citation qui peut illustrer, dans une certaine mesure, la posture artistique et politique de Nola Darling, de la série dont elle est l’héroïne et la carrière de Spike Lee.

La série She’s gotta have it est un vent de liberté, de féminisme noir, de références culturelles qui se dénichent, se savourent, qui donnent envie de se replonger dans des classiques musicaux et cinématographiques, une affirmation que les vies noires comptent, que les cultures noires tout autant et que l’art peut rendre le monde plus fort et plus beau.

Aude Béliveau