Edgar Sekloka, entre rage consciente et tendresse poétique

La carrière d’Edgar Sekloka fait partie des belles histoires musicales où le parcours solo est aussi brillant que l’expérience au sein d’un collectif. Issu du remarquable groupe Milk, Coffee and Sugar, celui qui se fait parfois appeler Suga a sorti le 18 mai 2016 son premier EP, Ici / là-bas. Et c’est très bon.

Mais la carrière d’Edgar Sekloka prend un tournant décisif en 2015, lorsqu’il sort une série de vidéos, des Sugatape, construites en trois temps et diffusées sur Youtube. Toutes les vidéos sont filmées en noir et blanc et réalisées par Nico Bozino. S’affranchissant du modèle habituel de consommation, Edgar Sekloka offre alors librement aux auditeurs ses créations musicales.

Viens d’abord la série L’électro avant l’accoustique, qui permet de découvrir l’artiste seul, face caméra, le regard et le flow efficaces. Edgar Sekloka nous présente son empreinte musicale et sa pensée politique et sociale. Car il est un artiste conscient, qui revendique ses idées par la douceur de sa musique qu’il aime à appeler « sucrée ». Il dénonce l’indécence et le cynisme de ceux qui nous gouvernent et des puissants qui les entourent, notamment lorsqu’il se demande dans sa deuxième vidéo « Est-ce qu’un jour les hommes de pouvoir se verront comme des hommes de devoir ? ». Pour lui, la démocratie doit se penser comme participative, le pouvoir devant être repris par le peuple lui-même. (« Nous le contribuable, nous le peuple souverain / Nous qui insultons l’élite parce qu’elle connait peu le terrain »). Pour l’artiste et le citoyen, il s’agit de rendre hommage aux résistances face aux financiers, à l’exploitation, à la servitude et de défendre les victimes de ce système injuste. Au fil des vidéos, Edgar Sekloka cite ses inspirations, de Mos Def/Yassin Bey à Benda Bilili, en passant par Curtis Mayfield ou The Fugees. Il reste intègre, idéologiquement, et ne cherche pas non plus à se conformer à un certain type de production musicale, et c’est justement pour cette raison que ça fonctionne. Car Edgar Sekloka semble libre.

Suivent à L’électro avant l’accoustique un hommage aux chanteuses, dans toutes leurs diversités, des collaborations qui font également beaucoup de bien, par la place centrale qu’il accorde aux femmes artistes. Les chanteuses avant les divas nous permet de découvrir les voix tantôt puissantes, tantôt plus douces d’Aynoa, Marie M, Kelly Carpaye, Alexiane Broque ou encore de Melissa Laveaux. L’association de cette dernière avec Edgar Sekloka est d’ailleurs savoureuse. La voix douce et sucrée de ce dernier s’articule autour de celle de Melissa Laveaux, dont l’intensité et la puissance transportent.

Dès ses débuts en musique ou en écriture, Edgar Sekloka privilégie les collaborations et les associations entre artistes. Après avoir participé à la création du collectif de slam Chant d’Encre en 2004, il fonde le groupe Milk, Coffee and Sugar avec Gael Faye en 2006. Ils sortent ensemble un disque éponyme dont chaque morceau est une pépite musicale et souvent politique. Des featuring viennent enrichir l’album, notamment ceux avec Ange Fadoh, la sœur d’Edgar Sekloka – que l’on retrouve également sur son EP, dans Kamerun blues -, avec Jali ou encore Beat Assailant. Les chanteurs de Milk, Coffee and Sugar collaborent par ailleurs avec Phases Cachées, Oxmo Puccino pour Lumières de la ville, un hommage tendre à l’univers urbain et à ses beautés nocturnes, mais aussi avec Guts, lorsqu’ils s’invitent sur l’un de ses albums pour un remix de Want it back ou sur celui qu’il compose et mixe avec Blanka Fines bouches volume 1. Guts, que l’on retrouve également avec Edgar Sekloka sur le titre Encore, en 2015.

Dans le troisième temps de ses Sugatape, Edgar Sekloka s’offre des collaborations de qualité aux sonorités hip-hop, regroupées sous le nom : La danse des MC’s. Le dernier des 9 morceaux, Entre les gouttes construit avec Yao Bobby, sonne comme une transition au projet de collaboration internationale d’Edgar Sekloka et de l’artiste togolais, 1 + 1. C’est dans ce cadre qu’ils enregistrent à Lomé, la capitale togolaise, cinq morceaux et un clip pour le titre Kilodé (ci-dessous).

En musique, par ses projets avec d’autres artistes, par son histoire familiale et les thématiques qu’il scande, Edgar Sekloka dépasse les frontières et brouille les limites que la société voudrait lui imposer. Quelle meilleure illustration que le premier titre de son EP    Ici / là-bas, où l’artiste passe d’un monde à l’autre, de l’Occident à l’Afrique, où il dénonce les dommages du neocolonialisme (« les partis politiques d’ici s’appuient sur les PIB de là-bas / la colonisation y’a qu’ici qu’on croit qu’elle n’existe plus là-bas » ou encore « les dicactures de là-bas / font les démocraties d’ici ») et décrit une société occidentale souvent violente avec l’Afrique et ses ressortissants (« on est des sous-hommes ici / des hommes en développement là-bas »).

L’EP d’Edgar Sekloka – enregistré grâce à une campagne de crowfunding – est complet, éclectique et toujours aussi conscient. Dans Kamerun blues, il rend hommage au pays d’origine de sa famille et à son histoire politique, il dénonce également le délit de faciès et le racisme dans Pas un criminel et décrit les diversités qu’il peut oberver à Paris, qu’elles soient sociales, économiques ou culturelles, entre ses différents quartiers ou entre le centre et sa banlieue, dans Notre belle cité (« Alors entre bonne presse et mauvaise publicité / on se promène dans les contrastes de notre belle cité »). Edgar Sekloka analyse avec justesse la société dans laquelle il vit et dénonce ses injustices avec une douce colère.

Mais l’artiste est aussi d’une tendresse bouleversante. Notamment lorsqu’il chante sa nostalgie des rêves d’enfance, dans la Sugatape Utopie tamure. Mais aussi dans son morceau Gamin, gamine, où il s’adresse à l’enfant qu’il aura, qu’il attend, aux valeurs qu’il voudra lui transmettre et à l’amour qu’il lui réserve déjà.

Son parcours artistique laissait peu de doutes, mais Edgar Sekloka est bel et bien un poète précis, un chanteur sucré, un citoyen engagé et un homme sensible.

Aude Béliveau